BONNE LECTURE La Géorgie a profité de la «trêve olympique» pour lancer ce qui pourrait bien être le premier conflit Est-Ouest de l’après-guerre froide. Dans la nuit de jeudi à vendredi, les tanks et les bombardiers géorgiens sont partis à l’assaut de Tskhinvali, capitale de la minuscule république autoproclamée d’Ossétie du Sud qui narguait la Géorgie depuis plus de quinze ans avec le soutien russe. La riposte de Moscou n’a pas tardé : une longue colonne d’une cinquantaine de chars russes est entrée vendredi après-midi en Ossétie du Sud. «La Russie est garante de la sécurité des peuples du Caucase» et ne permettra pas «que la mort de [ses] compatriotes reste impunie», a déclaré le président russe, Dmitri Medvedev, de retour précipité à Moscou. Au prix de violents combats, les forces russes semblaient vendredi soir en passe de reprendre le contrôle de Tskhinvali. Les combats auraient fait 1 400 morts selon le «président» ossète, Edouard Kokoïty cité par Interfax.
«Troupes». Derrière cette guerre géorgo-ossète se cache sans doute le premier conflit entre les Etats-Unis et la Russie depuis la fin de l’URSS. «Les Etats-Unis ont certainement donné leur feu vert au déclenchement des frappes géorgiennes», estime Vladimir Jarikhine, le directeur adjoint de l’Institut de la CEI (cercle de pays de l’ex-URSS). Il y voit pour preuve que le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni d’urgence dans la nuit de jeudi à vendredi, n’a pas réussi à s’entendre sur une déclaration d’urgence condamnant l’offensive. «La Géorgie ne fait pas le poids et nous allons maintenant installer nos troupes en Ossétie du Sud et en Abkhazie pour défendre leurs frontières», ajoute cet expert exprimant généralement un point de vue proche du pouvoir russe. «Je ne pense pas que le président géorgien Saakachvili ait convenu de son attaque avec Washington, nuance Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Foreign Affairs. Mais il était sûr que les Etats-Unis seraient obligés de le soutenir, et il lui fallait saisir l’occasion avant le changement d’administration à Washington.»
Meilleur allié des Etats-Unis dans la région, Mikhaïl Saakachvili n’aurait certes pas pu défier la grande Russie sans le soutien financier et militaire que lui ont accordé les Américains depuis son élection en 2004. Remise à niveau par des instructeurs américains, l’armée géorgienne s’est aussi formée au feu en envoyant plusieurs milliers de soldats en Irak et en Afghanistan. L’étape suivante devait être l’intégration de la Géorgie à l’Otan, une provocation suprême pour Moscou, qui explique aussi la grande célérité de la réaction russe. Washington n’en semble pas moins assez embarrassé. Les Américains ont envoyé un émissaire pour se joindre aux efforts internationaux de médiation et appellent «à un cessez-le-feu immédiat» tout en rappelant «soutenir l’intégralité territoriale de la Géorgie». «Ce conflit met mal à l’aise les Etats-Unis car le président géorgien n’a cessé de parler de l’intégrité territoriale d’une manière provocatrice et il a été encouragé par les Etats-Unis, qui auraient dû l’inciter à davantage de modération», affirme Charles Kupchan, expert au Conseil des affaires étrangères, un centre de réflexion de Washington.
«Faute».Les risques d’une extension du conflit préoccupent aussi les Européens. La présidence française de l’UE a annoncé vendredi soir «travailler à un cessez-le-feu en liaison avec l’ensemble des protagonistes». «Il faut obliger tout le monde à se mettre à la table des négociations car le risque de dérapage est bien réel : toutes les parties en présence, aussi bien Moscou que Saakachvili, ont l’illusion de pouvoir gagner quelque chose dans ce conflit», s’inquiète Salomé Zourabichvili, ancienne ministre des Affaires étrangères géorgienne depuis devenue l’une des leaders de l’opposition, soulignant que «le Kremlin veut pousser la Géorgie à la faute et lui ôter ses chances d’intégrer un jour l’Otan».
Le pouvoir géorgien a, lui, l’espoir d’internationaliser le conflit. «Il pense que son armée est assez forte, si ce n’est pour reconquérir leurs provinces perdues, au moins pour pousser la Russie à des cruautés qui seront mal vues par l’opinion internationale», redoute Dmitri Trenine, de l’institut Carnegie à Moscou. L’idée est d’opposer la petite Géorgie «démocratique» au vilain Goliath russe. «Ce sont les valeurs, les principes et l’ordre mondial qui sont en jeu», plaidait le président Saakachvili vendredi sur CNN, exhortant le monde à ne pas laisser la Russie «impunie» pour ce qui se passe en Géorgie.
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POURQUOI CETTE OFFENSIVE?
Mikhaïl Saakachvili, le jeune et bouillant président géorgien, avait besoin d’action pour sauver son régime. Le héros de la révolution des Roses, célébré en 2003 comme un nouvel espoir démocratique pour tout le Caucase, était en train de tourner à l’autocrate, dispersant les manifestations d’opposition ou muselant les médias critiques.
Elu avec 95 % des voix en 2004, Saakachvili n’avait été réélu que par 53 % en janvier, avec force pressions et tripatouillages électoraux. Depuis 2003, Saakachvili promettait aussi à son opinion le retour des deux provinces perdues, Ossétie du Sud et Abkhazie. Il était temps de passer à l’action. En lançant l’offensive, Saakachvili peut certainement compter sur le nationalisme géorgien. «Le peuple est avec lui, car il comprend qu’il fallait faire quelque chose. Un opposant a déjà appelé à un moratoire de la lutte anti-Saakachvili», indiquait hier le directeur du Centre de sécurité régionale du Caucase du Sud, à Tbilissi, Alexandre Roussetski. Le statu quo jouait aussi en faveur des indépendantistes ossètes, qui pouvaient se prévaloir de leur propre gouvernement depuis maintenant plus de quinze ans.
A la veille du changement d’administration aux Etats-Unis, Saakachvili a sans doute aussi voulu profiter de ses bons contacts avec l’équipe Bush, pour être sûr du soutien américain face à la Russie. «Son but est soit de reconquérir l’Ossétie du Sud, soit au moins d’entraîner la Russie dans une guerre dans laquelle la petite Géorgie aura le soutien occidental», redoute l’analyste russe Fiodor Loukianov.
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QU'EST-CE QUE L'OSSETIE DU SUD?
Une montagne de 3 900 km2 peuplée de 70 000 habitants, très pauvres : l’Ossétie du Sud est l’un de ces confettis du Caucase qui se distinguent avant tout par leurs passions nationalistes.
Descendants des Alains, les Ossètes ont été chassés de leurs territoires du sud du Don par les hordes mongoles au Moyen-Age et se sont réfugiés sur les contreforts du Caucase, qu’ils auraient aussi habité depuis l’Antiquité. Christianisés au contact des Géorgiens et de l’Empire byzantin, les Ossètes n’en ont pas moins pas moins gardé une culture et des ambitions politiques propres, qui s’étaient déjà manifestées en 1917, lors de la révolution russe.
A l’époque, les Ossètes avaient pris parti pour la révolution bolchevique, tandis que la Géorgie profitait des troubles russes pour reprendre son indépendance. L’URSS divisa ensuite les Ossètes en deux entités, l’une rattachée au Caucase du Nord, et l’Ossétie du Sud rattachée à la Géorgie.
En 1990, les Ossètes du Sud profitent du délitement de l’URSS pour proclamer leur indépendance. Avec l’aide militaire de la Russie, ils repoussent les troupes géorgiennes et imposent en 1992 un cessez-le-feu fragile leur permettant de créer un semblant d’Etat indépendant, qui n’est reconnu par personne.
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QUELS SONT LES ENJEUX?
Les immenses réserves gazières et pétrolières de la mer Caspienne ont accru l’importance géostratégique du Caucase, à nouveau au cœur d’un «grand jeu» opposant la Russie et les Etats-Unis. En Transcaucasie, au sud de la ligne de crête, d’anciennes républiques soviétiques comme l’Azerbaïdjan, puissance émergente grâce à ses richesses en hydrocarbures, et la Géorgie se sont rapprochées des Occidentaux. Ces derniers ont financé la construction de l’oléoduc BTC, qui porte le pétrole azéri jusqu’à la Méditerranée. Un gazoduc, Nabucco, est en projet avec, pour les Européens, l’idée de réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. L’administration américaine appuie en outre la candidature géorgienne à l’Otan. L’Azerbaïdjan, musulman et turcophone, entretient d’étroites relations avec la Turquie, pilier du flanc sud-est de l’Alliance atlantique. Les Russes dénoncent «un encerclement».
S’ils contrôlent le nord du Caucase, intégré à la Russie, cette mosaïque de peuples montagnards en majorité musulmans reste explosive, d’autant que la rébellion indépendantiste tchétchéne continue, produisant à l’occasion des métastases en Ingouchie, au Daguestan ou en Kabardino-Balkarie. Moscou contre-attaque en poussant ses cartes en Transcaucasie, aux dépens de la Géorgie mais aussi de l’Azerbaïdjan, appuyant à fond l’Arménie dans le conflit du Nagorny-Karabakh, gelé depuis 1994. Cette enclave arménienne au sein de l’Azerbaïdjan s’était libérée les armes à la main en 1992 avant de se rattacher à la mère patrie, occupant au passage 20 % du territoire azéri. Cela complique un peu plus les relations déjà complexes entre Erevan et Ankara, même si une ébauche de normalisation se dessine ces derniers mois.
QUE VEUT MOSCOU?
Ces dernières années, Moscou s’est lié aux Ossètes en leur distribuant (ainsi qu’aux Abkhazes) des passeports russes. Les habitants de Tskhinvali, bombardés par Tbilissi, sont donc aujourd’hui des ressortissants russes, que la Russie se doit de défendre.
Sous prétexte humanitaire (les Ossètes et Abkhazes ne voulaient pas du passeport géorgien et n’avaient donc plus de passeports pour voyager), la Russie s’est ainsi, durant les années Poutine, mise elle-même dans un piège. «Elle s’est engagée moralement à défendre les Ossètes, sans avoir de stratégie derrière pour résoudre le conflit, et se retrouve maintenant avec ses citoyens en pleine zone de guerre», souligne Dmitri Trenine, analyste du centre Carnegie à Moscou. «Aujourd’hui, la Russie n’a pas le choix : elle est obligée d’intervenir militairement», estime aussi Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, affirmant que «refuser de soutenir les Ossètes au moment où ils en ont plus besoin que jamais serait une monstrueuse rupture de confiance».
L’Ossétie du Sud (et l’Abkhazie) sont d’autant plus chères au cœur de Moscou que ce sont aujourd’hui les derniers territoires du Caucase où les Russes se sentent les bienvenus. Partout ailleurs, y compris au Caucase du Nord resté intégré à la Russie, ils paient pour leur politique coloniale passée : les Russes ont pratiquement été tous chassés de Tchétchénie ou d’Ingouchie, même si formellement ces régions relèvent de la Fédération de Russie. L’Ossétie du Sud n’a rien en elle-même de «stratégique», mais c’est aussi une question d’amour-propre pour la Russie : refoulée du Caucase où elle a perdu des positions clés en 1991 (surtout l’Azerbaïdjan et la Géorgie), elle veut garder pied dans la région.
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L'ABKHAZIE, PROCHAINE CIBLE?
«Les troupes abkhazes sont en marche vers la frontière géorgienne», annonçait dès vendredi matin le «président» de la république autoproclamée d’Abkhazie, Sergueï Bagapch, promettant son soutien inconditionnel aux frères ossètes.
L’Abkhazie, 250 000 habitants sur un territoire de 8 900 km2, est une autre petite région sécessionniste de Géorgie, au sort semblable à celui de l’Ossétie, sauf qu’elle est plus convoitée encore. Il y a ses superbes plages au bord de la mer Noire, qui auraient attiré l’an dernier quelque 1,5 million de touristes russes. Il y a surtout l’enjeu stratégique : l’Abkhazie est le débouché du nord Caucase sur la mer Noire, et elle est toute proche de la ville russe de Sotchi où se tiendront les Jeux olympiques d’hiver de 2014, dont Moscou veut faire une vitrine.
Islamisés au XVIe siècle, les Abkhazes émigrèrent massivement vers l’Empire ottoman en 1864, plutôt que de se soumettre à la conquête russe. Minoritaires dans leur région, ils s’affrontèrent avec les Géorgiens au début des années 90. Les combats firent plusieurs milliers de morts, et 250 000 Géorgiens ont dû quitter l’autoproclamée République abkhaze.
Le président géorgien Saakachvili a promis de reconquérir ce territoire indépendant de facto depuis 1992. «Il y a un vrai danger que les séparatistes abkhazes tentent des provocations pour ouvrir un deuxième front, estime à Tbilissi le directeur du centre de sécurité régionale, Alexandre Roussetski. Mais la Géorgie est prête et tout à fait capable de mener la guerre sur les deux fronts.»
Source : libé.fr